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Intellectuels/Opinion Pr Cheniki Ahmed

Date de création: 17-08-2022 18:14
Dernière mise à jour: 17-08-2022 18:14
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CULTURE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- INTELLECTUELS/OPINION Pr CHENIKI

 

IL SERAIT TEMPS D’ARRETER DE DIABOLISER LES ECRIVAINS ET LES INTELLECTUELS

© Ahmed Cheniki, fb mi-août 2022

 

Je crois que j’ai suivi le parcours de presque tous les écrivains et les intellectuels de ce pays vivant en Algérie ou à l’étranger. Comme journaliste et professeur d’université. Certes, je parle trop rarement de leurs déclarations, sauf quand je les interviewe, il m’arrive parfois de leur poser de très rares questions sur leur itinéraire personnel. Le reste, le plus important, c’est leur production littéraire, artistique et intellectuelle.

Mais j’interviens aussi dans mes écrits quand il s’agit d’apporter certaines rectifications ou quand je mets au jour quelques anachronismes, c'est mon boulot. C’est une honte d’oublier le travail de l’écrivain pour oser, et de quel droit, chercher à le déchoir de sa nationalité ou à en faire un harki, alors que celui qui parle ainsi vit tragiquement un délicat complexe d’infériorité, une pathologie psychologique très particulière. Jamais, les uns et les autres ne posent la bonne question : pourquoi ont-ils décidé de quitter le pays et de travailler à l’étranger, notamment en France ?

Dib ne l’avait pas fait de bon cœur, lui qui avait vainement cherché à retourner au pays. Boudjedra aussi qu’on considérait dans les années 1960-1970 comme un « contrebandier de l’Histoire » et de la société. Kateb Yacine, après avoir eu des assurances fermes était rentré en Algérie, vécut dans des conditions difficiles avant que Mohand Said Mazouzi, alors ministre des affaires sociales et Ali Zamoum ne l’aident en octroyant à sa troupe un local, puis Mazouzi parti, un certain Amir qui l’a remplacé aux affaires sociales, expulse la troupe qui se retrouve du jour au lendemain dans la rue, Kateb avait décidé de rentrer pour contribuer au développement du pays, heureusement Redha Malek l'affecte au théâtre régional de sidi Bel Abbès, Bourboune quitte l’Algérie, lui l’auteur de romans extraordinaires, « Le mont des genêts » et « Le Muezzin », après le coup d’Etat de 1965, il n’a jamais marchandé ses principes, il a eu énormément de problèmes en France, il voulait rentrer, il entreprit une expérience en Algérie qui n’avait pas abouti comme Azzegagh qui connut, lui aussi, d’indescriptibles misères tout en produisant des textes fondamentaux, Ahmed Mahiou, Bencheikh, Harbi, Kadri, El Kenz, Chebel, Marouf, Guemriche, tout ce beau monde s’était retrouvé en France malgré lui, tout en produisant des travaux de haut niveau.

Même ceux qui étaient partis dans les années 1990, c’étaient des conditions exceptionnelles qui avaient provoqué leur départ. Ce serait bon de lire leurs textes avant de les juger, même si un lecteur ne devrait pas avoir la posture d’un juge ou d’un policier. J'avoue que certaines déclarations d'écrivains comme Daoud ou Sansal par exemple, m'indisposent, mais je tente de démonter les mécanismes du fonctionnement de leur discours en utilisant des outils nécessaires d'analyse. Ce serait peut-être temps d'entreprendre une réflexion intelligente autour de toute cette production, sans présupposés ni préalables idéologiques et politiques en partant de l'hypothèse que toute production intellectuelle dans les pays anciennement colonisés, et même ailleurs est dominé par le primat de l'appareil conceptuel et référentiel européen qui domine la réflexion aujourd'hui. Ce serait bon de contribuer dans ce contexte à un changement possible tout en profitant de ce que nous apporte l'"Occident" dominant actuellement ou d'autres espaces dans un moment-charnière de l'histoire de l'humanité, avec cette confrontation "Occident"-Chine, Russie et une partie du monde préparant à une possible redéfinition radicale de l'altérité. C'est dans ces eaux géostratégiques que le discours des uns et des autres devrait s'inscrire tout en évitant ces attaques mortifères contre nos intellectuels et nos écrivains qui devraient plutôt être encouragés, sollicités, aidés, analysés, lus. C'est le cas de Yasmina Khadra.

Yasmina Khadra est un écrivain dont on peut aimer ou ne pas aimer les textes, cela relève du plaisir mais ses positions ne l’engagent que lui, il n’est ni plus ni moins Algérien que les autres, il est le romancier le plus vendu en Algérie. Les lecteurs algériens le plébiscitent. Il est très connu à l'étranger, pas par ses déclarations, mais par sa production romanesque. Pour le reste, il devrait être libre de faire les déclarations qu'il veut. Certes, il est, comme tout producteur culturel sujet à la critique. Liberté de création, liberté de critique, l'une ne va pas sans l'autre.

Il faut le dire, il faudrait de vrais espaces littéraires ici, de meilleures conditions de travail ici, des débats partout, mais de littérature et de culture, la morale, elle a ses élèves, des salles de cinéma partout, des ciné-clubs, il faudrait que les uns et les autres se libèrent du complexe du colonisé et cherchent plutôt à réfléchir sur les meilleures possibilités de mettre en œuvre de vrais débats au lieu de parler sans fin de la France comme s’ils étaient encore otages de cette France coloniale. En lisant ces textes des contempteurs ou des adorateurs de la France, je saisis le niveau de présence du discours colonial dans les veines de nombreux groupes sociaux, surtout ceux qui n’arrêtent pas en bien et en mal d’en faire écho alors qu’il est peut-être utile de penser au développement de notre pays, en faisant un état des lieux sans complaisance de notre territoire culturel et intellectuel, tout en évaluant nos échecs.

Il serait beaucoup plus utile et plus intéressant de nous interroger sur la réalité de nos espaces culturels et de donner à lire des propositions concrètes de sortie de cette profonde crise culturelle. Ni le théâtre, ni le cinéma, ni le livre, ni aucun autre domaine de la culture ne vont bien. C’est en faisant ce travail de questionnement et de mise en place de structures culturelles sérieuses qu’on pourrait peut-être régler ces problèmes d’assujettissement intellectuel qui s’expliquent par un certain nombre délicates conditions historiques et sociales et de maints complexes inhibiteurs. Le discours de ceux qui produisent ces textes est fondamentalement investi par l’inconscient colonial. Aussi oublie t-on souvent le terrain pour convoquer sans fin les crimes tragiques du colonisateur alors que les émetteurs de ces sermons reproduisent inconsciemment le discours colonial. Lacheraf et Fanon ont très bien décrit ce phénomène.

Ce travail de libération n’a malheureusement pas été correctement fait ni durant la période coloniale, les dirigeants du mouvement national avaient déjà beaucoup à faire pour sensibiliser la population à propos de l’idée d’indépendance nationale ni après 1962. C’est ce qu’ont d’ailleurs bien expliqué Fanon, Edward Said, Césaire et Arkoun, mais j’ai l’impression que beaucoup n’ont pas bien saisi le propos de ces penseurs.

Je dis aujourd’hui, juste après ma retraite de professeur d’université et après avoir volontairement rompu avec le journalisme (presse écrite) que dans les deux domaines, les conditions minimales de travail sont absentes. Tout s’articule autour de la rente. J’ai eu la chance d’animer des stages de formation et des séminaires dans plusieurs universités européennes et structures culturelles, ce qui m’a permis de ne pas trop sombrer dans la médiocrité. Je comprends pourquoi beaucoup d’enseignants compétents préfèrent partir à l’étranger. Je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Je crois que le rapport aux étudiants a été un facteur primordial. Il serait peut-être temps si nous aimons notre pays de poser les vraies questions au lieu de nous attaquer aux écrivains et aux intellectuels. Comment faire pour mettre en œuvre un véritable projet culturel ? Mais avant tout, un état des lieux serait nécessaire