Nom d'utilisateur:
Mot de passe:

Se souvenir de moi

S'inscrire
Recherche:

Essai Gilles Keppel-"Le Prophète et la pandémie, du Moyen Orient au jihadisme (II/II)

Date de création: 26-04-2021 17:27
Dernière mise à jour: 26-04-2021 17:27
Lu: 580 fois


VIE POLITIQUE- BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ESSAI GILLES KEPPEL LE PROPHETE ET LA PANDEMIE, DU MOYEN ORIENT AU JIHADISME D’ATMOSPHERE* » (II/II)

© Makhlouf Mehanni/www.Tsa, 26 avril 2021.Entretien

*Le prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, de Gilles Kepel, éditions Gallimard. 346 pages

Vous parlez d’une Europe timide et divisée. L’est-elle aussi vis-à-vis de l’Algérie ? Alain Juppé dit que la situation en Algérie est bloquée. Etes-vous d’accord avec lui ?

En effet, je crois que le « blocage » est un bon constat. On le voit d’abord au niveau institutionnel, l’étiage historique de la participation aux scrutins présidentiel et constitutionnel…Également parce que l’État-major, qui avait fait du soutien au Polisario l’axe de sa stratégie maghrébine, n’a pas vu venir la signature des accords d’Abraham par le Maroc, qui a permis à Rabat de faire reconnaître par les États-Unis la marocanité du Sahara occidental, et n’a pas été à même de réagir, à ce jour, ni de mobiliser des soutiens internationaux.

L’Union européenne n’aide pas assez les pays de la rive sud de la Méditerranée pour se développer. Les pays d’Afrique du nord, dont l’Algérie, continuent d’être traités sous le prisme des risques migratoire et islamiste. Certains pensent, même s’ils ne le disent pas, que la démocratie n’est pas faite pour les pays arabes et musulmans. Y a-t-il du vrai dans ce jugement ?

L’Europe est désunie dans son action méditerranéenne, où les enjeux historiques de chaque État prévalent sur la dynamique commune.En Libye, l’Italie et la France ont longtemps soutenu des camps antagonistes depuis la chute de Kadhafi, jusqu’à ce qu’un consensus soit à peu près trouvé.Sur la Turquie, je l’ai évoqué plus haut, l’Allemagne joue sa carte. En Afrique du Nord, les relations avec la France restent les plus prégnantes, non pas tant du fait des États concernés que de la force de l’immigration dans l’Hexagone de millions de ressortissants originaires du Maghreb dont le poids économique et politique va crescendo – outre les problèmes sociaux et religieux qui défraient la chronique.Pour jouer un rôle, il faut qu’elle ait une politique de défense commune – on ne peut pas construire de diplomatie sans défense, pour une raison de crédibilité.On sait que Paris, qui garde une vision post-gaullienne de l’indépendance de l’Europe par rapport à Washington, se heurte à la plupart de ses partenaires qui estiment qu’il ne faut pas augmenter le budget militaire et déléguer la défense à l’OTAN sous influence américaine.

La position de la France demeure une énigme deux ans après le début du Hirak algérien au point d’être vilipendée régulièrement par tous les protagonistes sur place. La France cherche-t-elle à déstabiliser le pays comme le soutiennent certains ? Quels sont les enjeux algériens pour l’Europe et pour les autres puissances tant mondiales que régionales ?

La relation franco-algérienne ne parvient toujours pas à sortir de l’affect et à se construire rationnellement. Voyez le rapport Stora, censé précisément avancer sur cette question, à quoi on oppose les diatribes de M. Chikhi.On a dans l’échec de cette entreprise un symptôme significatif de cette maladie. Peut-être a-t-on mis la charrue avant les bœufs, et la coopération économique est-elle la clef… la mémoire suivra, car elle relira le passé à partir des dynamismes du présent, et non de ses blocages.À ce stade, la mémoire telle qu’elle a été figée, réifiée, sert de rente de situation, elle a surtout pour fonction d’obérer l’avenir. Regardez : le président Macron a envoyé comme ambassadeur à Alger le meilleur arabisant du Quai d’Orsay, profondément pénétré de la culture algérienne, bon connaisseur du dialecte – dont on a fî-ldjazaïr pu apprécier la politique de communication, il incarne l’ouverture de la France contemporaine.Voici un geste qui montre la voie pour transcender les blocages mémoriels en se projetant vers un avenir dont une partie au moins sera partagée, dans le respect de la liberté de chacun bien évidemment, et en ce qui concerne la France, dans le souci d’une harmonie maghrébine.La leçon est-elle tirée du succès d’un certain nombre d’élites algériennes en France – des entrepreneurs aux professeurs de médecine, des universitaires aux artistes ? Qu’est-ce qui les empêche de percoler dans leur pays natal ou d’origine familiale ?De plus, le modèle de l’État rentier des hydrocarbures est en train de se périmer : les pétromonarchies ont engagé la transition vers la production d’énergies renouvelables.Y a-t-il aujourd’hui un projet du même ordre en Algérie? À mon avis, l’avenir passe par une meilleure synergie avec l’Union Européenne…Quant aux ingérences françaises, je n’y crois guère, après quatre décennies passées à étudier la région. Les enjeux ont vraiment changé d’échelle depuis l’époque coloniale : c’était du reste ce qu’a d’emblée mis en place de Gaulle – en mettant un terme à l’Algérie française pour engager la France dans le processus européen, c’est un autre horizon.

Le deal triangulaire entre le Maroc, les Etats-Unis et Israël est perçu en Algérie comme un acte du complot qui vise le pays. Pourquoi un tel accord maintenant ? Quelles seront ses répercussions ? Y a-t-il un risque de confrontation armée entre l’Algérie et le Maroc ?

Par-delà les effets politiques, la signature par Rabat des « accords d’Abraham » me semble surtout permettre au Maroc de s’engager plus avant dans l’insertion de son économie dans la mondialisation, porteuse de développement.Joe Biden a indiqué qu’il ne reviendrait pas sur ce legs-ci de son prédécesseur. Paradoxalement, quelles qu’en soient les modalités, je suis convaincu que c’est l’ouverture internationale de l’Algérie qui peut contribuer à lui permettre de sortir d’une politique de la rente et de s’engager avec optimisme vers l’avenir.À ce stade, et peut-être du fait de la pandémie également, les tensions algéro-marocaines n’ont pas connu d’exacerbation concrète. Pour qu’il se produise un affrontement, il faudrait que des puissances y aient intérêt et soutiennent un pays contre l’autre. Je ne vois guère de candidats, d’autant que cela signifierait aussi une menace pour la stabilité de l’Europe – on peut espérer que Bruxelles saurait au moins empêcher cela d’advenir…

Il y a une décennie, un vent de liberté soufflait sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Aujourd’hui, c’est la désillusion en matière de démocratie et de libertés, et même en termes de stabilité. Comment voyez-vous la région dans dix ans ?

Dans dix ans je serai à la retraite depuis longtemps, et je laisse à mes collègues plus jeunes le soin de ces prédictions…Mais si on ne peut que vous donner raison sur le reflux des libertés par rapport au « moment d’enthousiasme » qu’ont déclenché durant quelques mois les « printemps arabes », il me semble que la fin de la malédiction du pétrole, qui a déchiré le tissu des sociétés en profondeur, encouragé l’autoritarisme, favorisé l’extrémisme religieux – les principaux maux dont souffre la région depuis un demi-siècle – et le passage à une économie productive permettant l’émergence de classes moyennes sera porteuse, plus rapidement qu’on ne s’y attend peut-être, d’une véritable démocratisation.En ce sens, les leçons à tirer de cette année-charnière que fut l’an 2020 me paraissent fournir une clef pour penser le futur.