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Daoud Kamel- Contribution C.Bouatta

Date de création: 10-06-2018 12:51
Dernière mise à jour: 10-06-2018 12:51
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SOCIETE- ETUDES ET ANALYSES- DAOUD KAMEL- CONTRIBUTION C. BOUATTA

A partir de Kamel Daoud : essentialisme, universalisme et désir de citoyenneté © Par Cherifa Bouatta,universitaire (Pr) , psychologue clinicienne/ El Watan-contribution, lundi 5 septembre 2016| De la chronique de Kamel Daoud, parue dans le journal français Le Monde en date du 31 janvier 2016, s’exprimant sur les événements de Cologne, a fait couler beaucoup d’encre des deux côtés de la Méditerranée. En France particulièrement où des universitaires se sont exprimés pour dire leur indignation. Ils accusent le chroniqueur d’essentialisme, parce qu’il aurait traité les musulmans comme une masse homogène, constituée de frustrés sexuellement et, par là-même, suspects de harceler des femmes occidentales, voire de passer à l’acte et de les violer. Il alimenterait, d’après eux, la stigmatisation et l’islamophobie de populations déjà fortement discriminées. Evidemment, plusieurs autres écrits ont suivi, ici en Algérie ou en France. Certains auteurs pour aller dans le même sens,, citons pour l’exemple, le livre d’Ahmed Bensaada (2016), traitant l’écrivain de «néocolonisé du XXIe siècle… complètement phagocyté par la bien-pensante occidentale, il s’extirpe du terroir qui l’a enfanté…». D’autres comme l’écrivain Amine Zaoui, pour rappeler les jours sombres traversés par l’Algérie au cours des années 1990/2000 où les intellectuels et les femmes étaient l’une des cibles du terrorisme islamiste et où, de l’autre rive, on parlait de «groupes armés et du ‘‘qui tue qui’’». Dans les temps présents et pour une autre chronique, Kamel Daoud, lui-même a été traité d’apostat par un certain prédicateur appelant à son exécution. Le journal algérien en ligne TSA a rapporté les termes de la déclaration du prédicateur salafiste à l’encontre de Kamel Daoud : «L’écrivain apostat, mécréant, ‘‘sionisé’’, criminel, a insulté Dieu. Nous appelons le système algérien à le condamner à mort publiquement.» Nous avons lu la chronique de Kamel Daoud qui lui a valu cette fatwa. Mais je parlerai d’abord de son livre : Meursault, contre-enquête (2013). J’ai lu ce livre avec beaucoup de plaisir et j’ai trouvé l’idée de faire revivre l’Arabe de Camus géniale. Car, il y a très longtemps, lorsque j’avais lu L’Etranger, j’étais très mal à l’aise face à l’Arabe, personnage flou, présent tout en étant absent de son humanitude, sans histoire, sans passé, sans avenir… seul acte possible : le meurtre. Cela m’a mise mal à l’aise. Et m’a renvoyée à l’expression les Arabes, souvent utilisée pour rejeter, humilier, stigmatiser ceux qui gênent, qui dérangent, en fait ceux qui ne sont pas comme les Occidentaux, signant ainsi leur altérité absolue, celle à laquelle on ne pourrait s’identifier. Le fait que Kamel Daoud retourne à Tipasa, donne à l’Arabe un nom, une famille, l’inscrive dans une histoire et l’humanise m’a réchauffé le cœur, car l’Arabe de Camus me renvoyait au triste sort des Algériens sous colonisation qu’on appelait, pour les femmes, «Fatma», pour les garçons porteurs des couffins au marché «yaouled» et tous les autres «Mohamed». Et voilà que Kamel Daoud réhabilite, répare ce monde, du moins à mes yeux. Bien sûr, le personnage de Meursault, contre-enquête est loin d’être flamboyant, il ne s’agit pas, loin s’en faut, d’un «héros positif», d’un personnage qui réussit, qui va de l’avant, qui… mais il pense, il souffre, il aime… C’est vrai qu’il est dépressif, inhibé, sous emprise maternelle, prisonnier d’une histoire et voué à une mission impossible, comme beaucoup d’autres êtres humains. Le chroniqueur Ceci, pour l’écrivain. Pour le chroniqueur : j’ai lu plusieurs de ses chroniques, j’ai souvent apprécié la belle plume, les métaphores et la liberté de ton, rare dans notre contrée : oser tenir un discours critique sur le religieux au moment où la norme religieuse devient de plus en plus pesante et qu’aucun écart n’est permis, voire où il est dangereux de se permettre un avis, un comportement, un vêtement diffèrent de la doxa dominante. Cette liberté de ton s’en prend aussi aux politiques, Kamel Daoud n’hésite pas à pointer les tenants du pouvoir, leur discours, leurs sorties médiatiques, leur insanité. Il lui arrive aussi de cibler les travers de sa société, les comportements incivils, le chaos dans l’espace public, le non-respect du vivre-ensemble et bien d’autres choses encore. Ces chroniques sont un coup de gueule, elles expriment un amour immense pour le pays, car elles souhaitent, elles aspirent à un environnement où nous aurons des rapports plus sereins les uns avec les autres, où les femmes seraient libres de circuler, de s’habiller comme elles l’entendent, où les hommes et les femmes seraient des camarades, des amis, des amoureux… sans que cela ne soulève l’ire de la bien-pensance et que cela ne mobilise des troupes de wahhabites pour lesquels l’existence de la femme dans l’espace public reste une hérésie. C’est tout cela, qu’exprime Kamel Daoud. Et Il va plus loin, il se lamente sur un environnement laid où les immondices s’accumulent à chaque coin de rue, où partout en Algérie, des plus beaux sites au plus petit village, des déchets s’amoncellent, où des constructions anarchiques se dressent contre tout bon sens, détruisant l’histoire du pays. Oui, car nous ne retrouvons plus le «beau», le parfum du fel et du yasmine. Des nouvelles bâtisses hideuses peuplent tout le paysage algérien et expriment sa déculturation en affichant l’arrogance de l’argent au nombre d’étages et de garages alignés. De belles œuvres architecturales auraient pu être construites par les tenants de l’argent afin de contribuer à faire des grandes villes algériennes des métropoles modernes exhibant des chefs-d’œuvre architecturaux. Non, béton, béton, les plages où pour certaines, le sable n’existe plus (ayant été raclé), nos belles montagnes de Kabylie et d’ailleurs présentant aux visiteurs des sortes de construction bâtardes qui peuvent faire hurler de douleur les amoureux du relief algérien.. Et puis, cet interdit religieux qui empêche la pensée, qui inhibe la réflexion ; l’interdit politique lui interdit la pensée tout court. Kamel Daoud ose, il écrit, il dit. Au cours des années 1990/2000, pour expliquer l’assassinat des leurs, des victimes nous disaient : «Il a parlé», expression très condensée qui signifiait : il a osé critiquer, il a osé exprimer son refus du terrorisme… ce qui signait son acte de décès. Kamel Daoud, lui a osé, il s’exprime, il dit sa colère, haut et fort, il dit que la liberté d’expression est malmenée dans le pays et il a raison, que des journalistes et des militants des droits de l’homme sont en prison. La parole a son pesant d’or. Et Kamel est un ciseleur d’or. Et il a, lui aussi, parlé des «Arabes», des «musulmans» qui violent les femmes ici et à Cologne. Essentialisme, ont dit les intellectuels occidentaux, oui c’est vrai, contribution à l’islamophobie ambiante en Europe, les djihadistes et l’extrême droite occidentale, s’en chargent mieux que quiconque. Avait-il tord de s’empresser et de pointer du doigt une population déjà malmenée ? L’essentialisme L’essentialisme, nous les colonisés d’hier le connaissons très bien : l’Ecole de psychiatrie d’Alger a été l’exemple flagrant de la représentation de l’indigène par le colonisateur. Antoine Porot (1876-1965), fondateur de cette école, en est l’illustre représentant, il écrira : «L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif, dont la vie est essentiellement végétative et instinctive, est surtout réglé par le diencéphale.» (cité par Collignon, 2006). Lorsqu’on est régi par les instincts, on échappe au travail de la culture au sens freudien du terme, c’est-à-dire qu’on est incapable de refréner ses instincts, de les sublimer en s’intéressant à la vie sociale et culturelle, à l’amour. Pour les scientifiques de l’Ecole d’Alger, le primitif ne peut avoir les mêmes droits que l’homme blanc, il en ferait mauvais usage, le coloniser est donc normal, c’est en fait le protéger contre lui-même… Il est évident que tenir ce genre de propos, du moins dans cette forme brute, est «politiquement incorrect», du moins dans le registre des sciences humaines et sociales, certains politiciens, par contre, ne se gênent pas pour le faire. Déterrant ainsi la question de la race : les supérieurs et les inférieurs, les purs des impurs, les civilisés et les autres. Or, nous savons aujourd’hui que la notion de race est une construction sociale et non un donné, qu’elle est instrumentalisée par certains pour caser, légitimer l’asservissement des êtres humains. Revenons à Kamel Daoud, à sa chronique et à son essentialisme. Il a mis tous les «musulmans» dans le même couffin, comme le font les musulmans eux-mêmes et les Occidentaux parlant des immigrés de deuxième, voire de troisième génération. Essentialisme quand tu nous tiens, il n’y a plus, pour parler des musulmans, de classe sociale (il est vrai, le terme est devenu désuet), des pauvres et des riches, des précaires, ceux qui ont accès aux meilleurs soins, aux meilleurs écoles, et des milliardaires des gens cultivés et d’autres qui le sont moins. Mais aussi que ces «musulmans» appartiennent à des cultures différentes : les Maghrébins, les Turcs, les Moyen-Orientaux, les Asiatiques — et j’ai dû en oublier — où l’islam se pratique et se vit différemment d’un pays à un autre. Dans ces contrées musulmanes, vivent aussi des chrétiens, des juifs, des agnostiques, des athées… Non, pour l’essentialisme, il y a déni de la pluralité de l’islam, de ses diverses expressions, les musulmans sont tous pareils et échappent à ce qui construit «le petit de l’homme», selon l’expression de Freud, à savoir des parents, une culture, une histoire familiale et sociale. Ces personnes, qu’on appelle «musulmans», sont réduites à une religion et leur religion érigée comme la seule instance explicative de leurs comportements, de leur mode d’être et de faire. Kamel Daoud observe et décrit la société algérienne où le patriarcat régit les représentations et les comportements de beaucoup d’entre nous et particulièrement les rapports entre les genres. Ces rapports sont très complexes, très difficiles et malgré le partage de certains espaces (l’école, le monde du travail), ces rapports restent marqués par l’idée que celle qui parle avec les garçons, qui sort avec les garçons n’est pas bint familia ( fille de bonne famille). J’ai toujours en tête l’histoire de jeunes filles belles et intelligentes, venues en consultation psychologique, non parce qu’elles présentaient une quelconque pathologie, mais désespérées, car ayant fait confiance à un garçon, en le fréquentant, se voyaient larguées au moment où celui-ci devait prendre une épouse. Les jeunes filles vivent leur célibat comme une hantise, de peur que la chance de se marier s’amenuise, elles sont prêtes à épouser quelqu’un de plus âgé qu’elle, moins diplômé qu’elle, voire d’être la deuxième épouse, de se contenter de la Fatiha. L’amour est une denrée rare. Je n’oublierai pas les campagnes agressives menées par de zélés prédicateurs pour obliger les femmes à porter le hidjab. Où les enfants à l’école primaire subissaient la fameuse leçon sur «adeb el kabr» à un âge de fragilité psychique, où ils ont besoin d’être maternés, rassurés, étayés, ce qui donnait lieu à bien des cauchemars, les réveillant en pleine nuit, trempés de sueur, les parents avaient beaucoup de mal à les réconforter, à les calmer… où leurs journées étaient saturées par la peur panique qu’il arrive quelque chose à leurs parents, lorsqu’ils sortaient de la maison. Et nous tous, terrorisés à l’écoute des dernières informations provenant des différentes régions d’Algérie : assassinat d’amis, enlèvement de femmes, massacres de populations entières, départ de proches épuisés, désabusés, n’y tenant plus. Les communiqués, des GIA, des islamistes… menaçaient ceux et celles qui n’étaient pas entièrement acquis à leur cause. Les intellectuels, traités d’apostats, assassinés : Djaout, avec la création de l’hebdomadaire Ruptures dénonçait l’islamisme et prônait la liberté de penser, la liberté de conscience… Ce qu’on appelle les lois universelles, la démocratie, etc. Kamel Daoud parle de ce pays où des femmes furent violées, assassinées parce qu’elles étaient femmes, où des écrivains ont perdu la vie, où des chanteurs, des artistes furent poussés à l’exil pour fuir les terroristes qui, au nom du takfirisme se donnaient le droit d’assassiner. Ceci pour la décennie noire. En écrivant, il pense à ces hommes machistes qu’il rencontre partout dans les cafés, dans les rues, dans les transports publics et dont le sport favori est le harcèlement des femmes. Kamel Daoud essentialise, j’essentialise moi aussi, mais nous parlons d’une chronique, non d’études empiriques recueillant des données de terrain en vue de sérier les comportements des Algériens et des Algériennes, d’analyses sociologiques, anthropologiques et psychologiques donnant sens aux comportements des unes et des autres. Kamel Daoud dessine des tableaux de la vie quotidienne des Algériens, fruit de son observation directe, de son humeur. Il n’a pas fait œuvre de spécialiste en sciences sociales, il a écrit une chronique. Kamel Daoud a vécu dans un pays où dire et écrire pouvait être passible de mort et il sait de quoi il parle. Kamel vit dans une société où les rapports entre les genres sont inscrits dans un système patriarcal qui tente de résister aux changements sociaux en rigidifiant ses bases structurelles. Kamel Daoud vit dans une société où des prédicateurs de tout bord s’érigent en érudits de l’islam pour délivrer la norme sociale et enfermer la pensée et la créativité. Il a écrit une chronique. En revanche, je n’ai rien lu de la part de ces intellectuels français concernant les dires d’un Eric Zemmour, d’un Finkelkrauft qui officient sur des plateaux de télévisions françaises reprenant à leur compte «le choc des civilisations» de Huttington. Leurs interventions exprimant la haine, la détestation, le venin — et ils sont payés pour le faire —… à l’égard des musulmans. Je n’ai pas entendu dire que ce groupe d’intellectuels ait réagi à leurs propos, pour dénoncer leur essentialisme. Le livre des comptes Deux questions découlent de ce qui précède. Ce qui se fait aujourd’hui au nom de l’islam dans les pays occidentaux : les assassinats d’hommes et de femmes, d’enfants, soulève, chez tout humain «normalement constitué» horreur, révolte, compassion pour les parents et les proches … Osons un décompte macabre. En Algérie, on compte 200 000 morts au cours de la décennie noire. Du côté des pays «musulmans», on pense au millier de personnes qui meurent tous les jours en Syrie, en Irak, en Afghanistan et à la plaie ouverte dans notre imaginaire collectif à savoir la question palestinienne. Où des enfants sont emprisonnés, où des territoires sont tous les jours spoliés, des maisons détruites, des massacres perpétrés contre une population entière dans l’indifférence générale. Et pourtant, aucune grande puissance n’intervient pour sauver un peuple en danger, aspirant, comme tous les autres peuples, à un Etat, à être libre dans son pays, à quitter les camps dans lesquels certains sont parqués depuis leur naissance. Comment l’Occident qui parle de droits de l’homme, de démocratie, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’offusque du dictateur libyen et reste indifférent face à ce qui se passe en Palestine ? Droit d’ingérence pour des populations qui n’ont rien demandé, du moins à la France et aux Etats-Unis, et intervention «humaniste» en Syrie, Libye… l’Occident nous somme d’être des «êtres civilisés». Il a raison, mais il est loin de détenir le label Civilisation. Son intervention en Afghanistan devant libérer les femmes du joug des taliban et instaurer la démocratie a échoué, quel fiasco ! La possession des armes de destruction massive détenues par Saddam et justifiant l’intervention de la coalition internationale qui a détruit ce pays, son histoire, ses hommes et ses femmes restera dans toutes les mémoires. Aujourd’hui, Tony Blair acculé, avoue qu’il a menti, quel culot ! la CPI va-t-elle intervenir, le juger comme elle juge les dictateurs africains ? La Syrie, berceau de la civilisation humaine est détruite, Al Assad est toujours en place et des milliers de Syriens errent à travers le monde, frappant désespérément aux portes de l’Europe devenant de plus en plus forteresse impénétrable. La Syrie, l’Irak, la Libye, l’Afghanistan n’existent pratiquement plus. Les interventions, le droit d’ingérence pour se débarrasser des dictateurs n’ont pas apporté la démocratie, ils ont juste dépecé, violenté et fait disparaître des populations, des cultures, des hommes et des pays. En disant cela je ne soutiens aucunement les dictateurs Al Assad, Saddam, El Gueddafi, je n’omets en aucune manière les horreurs dont sont capables les djihadistes dans nos pays et les appels au meurtre lancés par eux contre ceux qu’ils jugent «hypocrites», c’est-à-dire les faux musulmans de leur propre pays. Par contre en disant cela, j’exprime un point de vue largement partagé par des gens d’ici et d’ailleurs : les arguments avancés par Bush, Blair, Hollande…, pour instaurer la démocratie et lutter contre l’islamisme, ne sont guère crédibles. Et comme du temps de la colonisation et de ses missions civilisatrices se cachent des desseins autrement plus prosaïques. Il faut, entre autres, disposer librement du pétrole et faire fonctionner les usines d’armements (d’où viennent les armes de Daech ?) et d’autres raisons relevant toutes de la géostratégie et de la domination du monde. Pour dire deux choses : l’Occident dit aussi que les djihadistes attaquent «son genre de vie», «ses manières de vivre», «ses valeurs». C’est vrai qu’il y a une douceur de vivre en Occident où une femme peut s’attabler à une terrasse, prendre son café en regardant les passants, dans un environnement propre, organisé, où des bacs de fleurs vous entourent, déambuler dans les rues le nez en l’air. Aller dans les bibliothèques, trouver les livres que vous avez cherchés désespérément… lire les journaux où des gens expriment leurs opinons sans risquer d’aller en prison, critiquent leur religion sans être voués aux gémonies, traités d’apostat par des fatwas express livrées en quelques heures et risquer leur vie. Liberté de culte, liberté d’expression, liberté de critiquer, liberté d’entreprendre, élections libres, égalité pour tous, etc. ce sont-là certes de belles valeurs que l’Occident nous rappelle constamment. Mais, car il y a un mais, ce dont on ne parle guère, ce sont d’autres inégalités qui, pour ma génération du moins, sont essentielles, c’est de la situation économique de plusieurs millions d’Européens et d’Américains empêchés d’aller à l’université car n’ayant pas l’argent nécessaire pour payer les prix exorbitants, les sans dent car le dentiste coûte cher. Où la finance règne en maître au détriment des plus pauvres condamnés au licenciement, aux CDD, au chômage… De quels droits disposent les citoyens ? En France, des millions de citoyens français dénoncent la loi du travail (loi promulguée par le gouvernement français et devant régir le monde du travail, 2016), défilent, se mobilisent… le gouvernement la fait passer sans en référer au Parlement. Que devient la citoyenneté ? Qui a payé le prix des subprimes, quand des personnes coachées par des banquiers bien intentionnés ont fait des emprunts qu’elles ne pourront pas rembourser, se retrouvant sans domicile fixe parce que les banques étaient en crise et ce sont les couches populaires qui en paient le prix. L’exemple de la Grèce est édifiant, un pays à genoux, une troika qui régit un pays exsangue, chômage, diminution des retraites, des salaires… fermeture des services publics, des services sociaux. Faire des réformes, opérer des réformes consiste à licencier, à humilier des personnes en leur ôtant la possibilité de travailler et de gagner leur vie dignement. Et pourtant, les Grecs dans leur majorité, en tant que citoyens, ont manifesté, refusé la politique d’austérité mais le diktat de la commission européenne est imposé : licencier, désengager l’Etat de ses devoirs en direction des citoyens. Ceux qui ont espéré une autre alternative ont été vite rappelés à l’ordre ou carrément débarqués. Thatcher l’a bien dit : il n’y a pas d’alternative. L’ordre néolibéral s’impose à tous. C’est simple, on peut fermer l’entreprise, licencier, délocaliser : il existe sous d’autres cieux des travailleurs moins chers, corvéables à merci. Est-ce être citoyen sans pouvoir bénéficier d’un salaire, d’un logement, de la possibilité pour ses enfants de s’instruire, de bénéficier de la culture qui est celle de leur pays ? Peut-on dire qu’ils sont de vrais citoyens ? La dimension économique ne participe-t-elle pas à faire des personnes des citoyens ? Suffit-il d’écrire dans sa Constitution des droits pour tous alors qu’une majorité se bat quotidiennement pour faire face à une vie de plus en plus dure ? Faut-il jeter pour autant certaines valeurs prônées par l’Occident ? Je dirais non, moi aussi en tant que femme algérienne, j’opte pour l’égalité entre les genres, pour l’émancipation des femmes, pour les droits humains, de culte, d’expression, etc. Je dirais donc universalisme et je le défends. Et j’irais plus loin, les droits universels nous appartiennent à tous, ils sont le fruit de tous les hommes et les femmes du monde (les anciens esclaves, les anciens colonisées, les femmes, les ouvriers). Je fais partie d’une génération de féministes algériennes qui ont revendiqué des lois civiles pour régir le droit de la famille, et non pas des lois inspirées par la charia. Se pensant de ce fait, comme être humain, pouvant bénéficier des droits acquis par l’humanité et qui seraient valables pour tous. Car si les êtres humains sont différents, ils sont aussi semblables : ils aiment, ils détestent, ils pleurent, ils sont traversés par des conflits existentiels, ils ont des partenaires, des enfants et ils ont des besoins, des désirs…, ils aspirent aussi à un mieux être pour eux et pour leurs enfants. Ils tombent malades, physiquement et mentalement. Pour résumer : oui les musulmans devraient repenser les textes, s’adonner à l’ijtihad, poursuivre la pensée de ceux qui ont illuminé cette religion (Ibn El Arabi, Ibn Rushd et plus près de nous Arkoun, Seddiki et bien d’autres encore) et instiller chez les jeunes l’idée que nous partageons avec les autres des croyances, une foi, une spiritualité… En finir avec une idéologie wahhabite, totalitaire et mortifère qui, à l’instar de toute production cognitive fermée ne supporte pas le souffle de la pensée, ses doutes et son déploiement. Se suffisant d’un corpus de règles et d’obéissance donné une fois pour toutes, empêchant la spiritualité et transformant l’islam en religion opératoire. Le wahhabisme, comme l’essentialisme, dénie aux êtres humains, et en premier lieu aux musulmans, leurs différences, leurs ressemblances, leur histoire et leur culture. Là aussi, les «musulmans» sont un ensemble homogène, uniforme. Ils doivent aussi, pour être de bons «musulmans» exclure l’autre — voire l’assassiner —, celui qui refuse de se soumettre. Oui, pour la citoyenneté pour tous, à condition qu’elle signifie participation à la vie de la cité mais celle-ci ne se résume pas à des droits juridiques, électoraux... elle doit inclure aussi l’économique, que les citoyens d’un pays aient la possibilité d’avoir une vie d’hommes et de femmes dignes et non être réduits à des objets jetables du néolibéralisme dominant, dont on se débarrasse parce qu’il faut augmenter de plus en plus les avoirs des financiers. Utopie tout cela ? Oui, mais nous manquons terriblement d’utopie, nous avons besoin d’utopie, car elle est ce ferment qui permet à l’humain de penser que l’ultralibéralisme n’est pas une fatalité, la fin de l’histoire est de croire au partage, au care, au projet commun. Une autre alternative. Tout cela pour dire deux ou trois choses. Dans sa course pour la démocratisation des dictatures, l’Occident évite d’évoquer l’Arabie Saoudite, qui exécute sur la place publique, qui lapide, qui exporte le wahhabisme en Europe et dans nos pays, effaçant, ce faisant, certaines de nos belles traditions religieuses. Elle n’est pas à dénoncer. L’argent fait fonctionner les banques et vendre des rafales et autres joujoux pour attaquer le Yémen, les chiites, les non-wahhabites… Mais je ne tomberai pas dans le piège des tous pourris, j’ai des amis très chers en France, j’ai appris à leurs côtés de très belles choses, je les ai vu s’engager, dénoncer, militer, produire des idées, créer, partager. Ceux -là rejettent le néolibéralisme et conjuguent citoyenneté avec droits juridiques et droits économiques et culturels, eux aussi aspirent à un monde sans clivage, se reconnaître en l’autre, s’enrichir et aimer. Où nous pourrions nous enrichir les uns des autres. Ne soyons pas naïfs pour autant, le conflit est inhérent à la psyché de l’homme, à la structuration sociale aussi. Mais les uns et les autres peuvent être pensés et gérés dans le respect de tous. Et pour finir, je voudrais être une citoyenne dans un monde où les gens aient droit à un salaire universel, le droit de travailler et d’aimer, où la parole libre ne mène pas à la mort, où une promenade le nez en l’air est un plaisir… où l’islam est foi, spiritualité et élévation de l’âme côtoyant d’autres religions, des non-religieux, sans que cela ne se transforme en terreur. Et c’est dans ce contexte que j’inscris ma citoyenneté. Un dernier mot : Kamel Daoud est le fils de l’Algérie en sang et en larmes, d’une époque où l’appel au meurtre était quotidien. Et j’ose une comparaison avec Charlie Hebdo, ils ont caricaturé le prophète, ils ont dessiné des choses très insultantes à l’égard des musulmans, ce ne sont que des caricatures, Kamel n’a écrit qu’une chronique. © Chérifa Bouatta