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Langue et patriotisme/ Pr Ahmed Cheniki

Date de création: 11-06-2023 18:17
Dernière mise à jour: 11-06-2023 18:17
Lu: 212 fois


CULTURE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- LANGUE ET PATRIOTISME/ Pr AHMED CHENIKI

 

© Pr Ahmed Cheniki, fb, lu en juin 2023

 

LA LANGUE N’EST QU’UN VEHICULE, CE N’EST PAS FORCEMENT UN GAGE DE PATRIOTISME

 

J’ai lu, il y a quelque temps, les « mémoires » de l’ex-secrétaire général du ministère de la défense et ancien ministre des transports, Rachid Benyelles, « Dans les arcanes du pouvoir ». Comme je suis en train de travailler sur le discours des mémoires publiés en Algérie, il y en a un peu plus de 200, je viens de relire quelques passages de cet ouvrage. Il y a, certes, des informations, certes parfois déjà connues, mais aussi des choses inédites, notamment le fonctionnement de quelques espaces institutionnels. Comme tous les mémoires, ils sont traversés par de grandes doses de subjectivité. Ce qui m’a un peu irrité, c’est cette propension à revenir sur une supposée distinction entre les journalistes « arabophones » et « francophones », dans le prolongement d’une autre « opposition » latente entre les déserteurs de l’armée française et les officiers formés au Moyen-Orient, il a fait sa formation à l’école navale d’Alexandrie. Ainsi, il donne l’impression qu’il y avait/ il y a deux journalismes dont l’élément essentiel serait l’espace linguistique. Les choses sont beaucoup plus complexes. La langue n’est qu’un instrument, un véhicule.

Certaines autres personnes qualifient souvent ceux qui s’expriment en langue française de francophiles comme si la langue était l’expression du patriotisme. On oublie volontairement le fait que le premier parti nationaliste à avoir revendiqué l’indépendance se trouve être l’Etoile Nord-Africaine (et dans son prolongement, le PPA-MTLD-FLN) dont les fondateurs étaient d’anciens militants de la CGT ou du PCF, employant essentiellement l’arabe « populaire » et/ou le français. Les animateurs du CRUA, les 22 comme les 9 premiers cadres du FLN employaient le plus souvent le français dans leurs réunions, même s’ils étaient conscients de la marginalisation arbitraire par les autorités coloniales de l’arabe et des autres langues natales. La proclamation du 1 novembre 1954 avait été rédigée en français puis traduite en arabe. Cette évacuation de l’arabe ne peut-être cernée qu’en situant cette réalité dans le contexte colonial. C’est pour cette raison que dans les medersas animées par l’Association des Ouléma et le PPA, la place de l’arabe était prépondérante.

Si le français était l’idiome le plus utilisé par de nompbreuses formations politiques, cela s’explique tout simplement par des considérations historiques, la langue arabe était exclue des écoles publiques. Ainsi, les Algériens avaient été obligés d’adopter, par nécessité, le français et les autres formes de représentation. C’était un « butin » qui permettait aux Algériens de l’utiliser contre le colonisateur. Il faut savoir que jamais le français n’avait été imposé aux Algériens. Bien au contraire, même si l’école était théoriquement publique et obligatoire, dans les colonies, les autorités coloniales faisaient tout pour écarter les colonisés. En 1962, uniquement 10% des Algériens avaient fréquenté l’école. Ce n’était donc pas une affaire de langue, mais de choix patriotique.

Cette tendance à vouloir opposer « arabophones » et « francophones » est essentiellement marquée par des jeux d’intérêts. Ce supposé conflit est une simple fabrication idéologique. Pour certains esprits tordus, il y aurait un conflit entre les « arabophones » et les « francophones » aujourd’hui en Algérie et dans les pays d’Afrique du Nord alors que tout le monde sait que cette question d’ordre linguistique est tout simplement un simple couvercle pour dissimuler la médiocrité des uns et des autres.

Il faudrait savoir que les gens du Machrek avaient été, eux, fascinés par tout ce qui venait de France, à tel point que l’un des premiers missionnaires de la « Nahda » qui était un simple processus de francisation de l’Egypte et du Machrek, RifaTahtawi avait écrit à son retour de Paris un ouvrage, « Takhlis el ibriz fi talkhis bariz », « De l’or parfumé au résumé de Paris », célébrant la France et appelant, à l’instar de Mohamed Ali Pacha, le khédive Ismail, Ali Moubarak, à reproduire le système français en Egypte et à en faire « un petit modèle français », pour reprendre le khédive Ismail. Il faudrait savoir que l’organisation juridique, culturelle et politique de ces pays était calquée sur le modèle français, alors que les Algériens avaient fortement résisté avant d’être obligés d’adopter ces structures, pour des raisons utilitaristes, une « culture de nécessité », écrivait Mostefa Lacheraf.

Tout cela pour dire qu’il n’est nullement question de division entre « arabophones » et « francophones », mais le problème est de savoir quel projet idéologique et politique soutient X ou Y, au-delà du choix de la langue. Entre l’Egyptien Jamal el Ghittani (il écrit en arabe) et l’Algérien, Kamel Daoud (il écrit en français), le choix est fait, je suis du côté d’El Ghittani qui partage les mêmes idées que moi. Comme quelqu’un comme Saadallah Wannous ou Sonallah Ibrahim sont beaucoup plus proches de Kateb Yacine, de Alloula que de Mustapha el Ghomari. Ce n’est donc pas une question de langue, mais de compétence et de choix de société.

Ce sont les médiocres qui nous sortent chaque fois cette question de la langue : j’aime beaucoup ce qu’écrivent des journalistes Abdelali Rezagui, Said Khatibi ou Mohamed Bouazdia, mais je trouve trop médiocres d’autres plumes écrivant en français ou en arabe. J’aimais beaucoup Lotfi el Kholi (qui écrit en arabe), Pierre Bourdieu, Noam Chomsky (en anglais), mais je n’aime pas Jean-Pierre Elkabach ou certains journalistes algériens de langue française ou arabe par exemple. Comme la France, l’Egypte ou les Etats Unis, j’aime une certaine France, celle de Sartre et d’Althusser ou de Jeanson, une certaine Egypte, celle de Nadjib Mahfouz ou de Jamal el Ghittani et une certaine Amérique, celle de Faulkner et de Chomsky.

L’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim et les journalistes et penseurs égyptiens Lotfi el Kholi et Mahmoud Amin EL Alem (ils sont décédés tous les deux) me disaient qu’ils ne comprenaient pas du tout cette tendance qu’ont certains Algériens à opposer français et arabe alors qu’ils devaient être complémentaires. La même chose pour les langues tamazight. Il n’y a pas plus tragique et médiocre que d’opposer les langues ou de se fabriquer des « identités » statiques. Toute langue est mobile, mouvante. Comme l’identité. L’essentiel, c’est la paix et le progrès.

Je ne sais pas mais il y a tellement d’amalgames et de confusions dans les discours des uns et des autres que je ne m’y retrouve pas. Les uns nous parlent de langues comme si une langue, c’était tout. Le français, l’allemand, l’anglais ou le japonais ont été aussi les moyens de communications de différents impérialismes. Tous les colonialismes se valent, ils sont intégralement négatifs. Je sais qu’il y avait des moudjahidine qui maîtrisaient le français et des Harkis dont la langue était le français, il y avait aussi des usagers de l’arabe qui étaient moudjahidine, d’autres harkis, on peut avoir dans la famille, au-delà de la langue, des harkis et des moudjahidine, comme dans les années 1990 où il y avait certains qui se battaient d’un côté et d’autres de l’autre. Ce n’est tout simplement ni affaire de langue ni d’héritage familial, mais de principes. Le grand militant, Chebbah el Mekki, auteur de très belles pièces en arabe, avait été torturé, trainé, attaché à la queue d’un cheval, par le bachagha Bengana qui rédigeait ses rapports qu’il transmettait aux autorités coloniales en langue arabe.

Même la culture populaire n’est pas forcément révolutionnaire, comme d’ailleurs le patrimoine, tout est à interroger. Elle est l’expression de la société. Une lecture des contes, des proverbes, de la chanson et des formes artistiques nous permettrait d’avoir une autre idée. Paradoxalement, de nombreux contempteurs de la culture populaire confondent celle-ci avec les valeurs françaises. La question est plutôt d’ordre idéologique et éthique: certaines élites méprisant les espaces populaires, nourries d’une culture passéiste rejettent toute parole ouverte au monde : mon expérience d’enseignant au niveau du magister de lettres arabes m’a permis de comprendre que dans ces départements, tout discours d’ouverture est souvent évacué du champ des programmes d’enseignement : j’ai été extrêmement surpris par la méconnaissance par les étudiants des territoires littéraires et artistiques nord-africains (Ouettar, Benhadouga, Bennis, Berrada, Messadi…) ou du Machrek (Hanna Minna, Zakariya Tamer, Jamal el Ghitttani, Abderrahmane Mounif, Son’allah Ibrahim, Hattatta, Nawel Saadawi ou Sahar Khalifa…), c’est-à-dire ceux qui explorent et subvertissent l’outil linguistique, l’investissant de formes nouvelles et d’un contenu suggérant la transformation. Tout ce qui est poésie populaire est lui aussi péjoré, minoré.

Cette attitude rejoint la logique idéologique des gouvernements français jusqu’au début des années 1960 qui marginalisaient et excluaient de la représentation scolaire de nombreux écrivains faisant un travail de contestation et de subversion de la langue et du discours politique dominant : l’immense écrivain, Jules Vallès ne fut introduit dans les manuels scolaires français qu’en 1960 (France Vernier, « L’écriture et les textes », Paris, Editions Sociales, 1974). La langue est lieu et enjeu de luttes. Vallès écrivait bien en français, mais il ne pouvait avoir les faveurs ni de l’académie française, ni du pouvoir dominant. Le français, par exemple, est une langue sexiste. Ce qui est féminin est, dans de nombreux cas, péjoré. Une sociolinguiste, Marina Yaguello a fait un excellent travail sur ce sujet. Même quelqu’un comme Charlie Chaplin connut des misères parce qu’il avait soutenu la révolution russe de 1917, développant un point de vue de gauche, il fut massacré par les gouvernements américain et britannique. Il n’en avait cure : « Que je revienne ou non dans ce triste pays avait peu d'importance pour moi. J'aurais voulu leur dire que plus tôt je serais débarrassé de cette atmosphère haineuse, mieux je serais, que j'étais fatigué des insultes et de l'arrogance morale de l'Amérique. » ? Ce qui importe, ce n’est ni la nationalité, ni la géographie, ni la langue, mais le discours que tu défends.

Des lettrés de langue arabe considéraient au début du vingtième siècle, le théâtre joué en arabe « populaire » comme vulgaire et sous-développé et les comédiens des marginaux et traitaient avec mépris les militants du PPA (Parti du Peuple Algérien). La même réalité est vécue dans les pays du Machrek qui ont vu émerger des écrivains, des artistes et des intellectuels qui ont fait un extraordinaire travail sur la langue arabe et contribué à redorer le blason de la poésie populaire, défendant une conception historique. La poésie de Ahmed Fouad Negm et de Sayyed Darwish, caractérisée par une construction prosodique singulière, décrit les vicissitudes du présent. Il y a une sorte de va et vient entre la culture de l’ordinaire et les jeux exquis d’une langue libérée des carcans emphatiques et aristocratiques dans la poésie de Mahmoud Darwish, Samih el Qasim, Adonis, Nizar Qabbani, Amel Danqal…).

Ce mépris des cultures et des langues « populaires » et des littératures d’Afrique est aussi l’apanage des départements de français et d’anglais qui excluent de leurs travées toute référence sérieuse aux littératures africaines, réduisant les littératures maghrébines à un simple appendice de la catégorie « littérature francophone » et programmant des modules à forte résonance idéologique comme Histoire de France, Institutions françaises ou britanniques ou américaines. Dans nos universités, Césaire, Fanon ou Montherlant et d’autres écrivains plus ouverts sont absents des programmes. La décolonisation de l’université commence par le questionnement des espaces épistémologiques et la mise en question de certains appareillages conceptuels.