HISTOIRE-
PERSONNALITE- CHEBBAH EL MEKKI/BENGANA
© Cheniki Ahmed, fb,jeudi 25 février 221Un clin d’oeil à Chebbah el Mekki (1894-1991)
L’homme que Bengana fit
trainer, attaché à la queue d’un cheval
Il sourit, ce petit homme qui te regarde droit dans
les yeux, il aime beaucoup parler de théâtre, la première fois que je l’ai
rencontré, il était en compagnie de Tahar Benaicha,
blagues, anecdotes et éclats de rires, une discussion merveilleuse, c’était
dans les années 1980, les deux connaissaient très bien le Coran, Chebbah était profondément pratiquant, il ne ratait aucune
prière, il était aussi communiste. C’était bien avant la publication par la
librairie “El Ijtihad” (ex-Dominique) de ses
mémoires, « Souvenirs d’un militant auressien », où
il se racontait en tentant aussi de prendre de la distance avec les faits.
Il n’est nullement possible d’évoquer le parcours de Chebbah sans le mettre en rapport avec l’itinéraire du
mouvement national. Il a toujours vécu, ce militant au long
course en homme libre, le refus de toute oppression et l’amour des
humbles comme armes de résistance active. Vivant le martyre dans son village,
cet originaire de Sidi Okba n’en pouvait plus de voir
comment les Bengana traquaient les paysans, il decida en 1924 de partir s’installer à Paris pour pouvoir y
travailler. Mais souvent mis à la porte parce que là où il allait, il tentait
de fonder une section syndicale ou faire grève, ce qui ne plaisait pas aux
patrons. Chebbah portait le combat syndical dans le
sang.
Ce n’est pas sans raison qu’il rejoint l’étoile
nord-africaine (ENA) en 1926 à Paris, il rencontre Messali el Hadj et Hadj Ali
Abdelkader. Puis, à force d’être constamment licencié de son travail, il decide de retourner à Sidi Okba,
il ouvre un café, il en fait un cercle culturel où se rassemblaient
communistes, Oulamas et nationalists.
Il est extrêmement actif, il crée une association sportive. Un jeune qui aime
le théâtre, bien éduqué et très cultivé, Rédha
Houhou, est placé à la tête des affaires culturelles, c’est le profil que
désirait Chebbah. En plus, il entretenait
d’excellents rapports avec les Oulama, ce qui allait
très bien pour Chebbah qui, lui, était très proche
d’Abdelhamid Ben Badis qu’il avait rencontré en 1936, qui ne comprenait pas
comment pouvait-on être aussi pratiquant, il était profondément religieux, oulama et communiste en même temps. A cette question, il
répondit tout simplement qu’il aimait les pauvres et les humbles et que l’islam
et le communisme défendaient les pauvres: « Montre-moi
un verset du Coran qui condamne le communisme. Quand tu me le montreras, je
quitterai le parti communiste. Je suis avec les communistes parce qu’ils
défendent les pauvres. L’islam défend les pauvres. Je sais que certains qui
sont dans l’association des Oulémas sont des exploiteurs des paysans. Même si
on prie le même Dieu, je n’ai rien à faire avec eux ». Ben Badis aurait souri
et aurait rétorqué qu’il aimerait rencontrer des gens comme Chebbah
qui avait une grande connaissance des textes religieux, mais aussi les ouvrages
de Marx. Le cheikh des Oulama était d’une grande
ouverture, Chebbah en parle dans ses mémoires avec un
grand respect et une certaine admiration.
Benaicha n’arrêtait pas de raconter certains faits qu’il avait
vécus, il écoutait, riait de temps en temps, puis je ne sais comment si Tahar
avait évoqué l’histoire de Bengana qui tyrannisait
les paysans de la région, lui, comme s’il avait reçu une balle, réagissait, il
s’était mis à narrer l’histoire criminelle de cet homme et aussi l’épisode que
tout le monde connait quand il avait été trainé par la queue d’un cheval le
long de 75 kilomètres. Maurice Laban qui était son ami en parlait beaucoup,
parce que tous les deux s’étaient opposés à la famille Bengana
à Biskra et dans la région saharienne, Henri Alleg
considérait cela comme un acte symbolisant l’oppression, il décrivait ainsi ce
fait tragique : « « Attaché points liés à la queue d’un cheval, il fut traîné
sous un soleil accablant jusqu’à Ouled-Djellal où il
fut interné ».
Tout le monde savait qu’il manifestait de l’hostilité
à Bengana qui réprimait toute voix libre. Il était le
représentant légal et informel de la colonisation : « Tu sais, cet homme est un
diable, un exploiteur, un voleur, un criminel et un valet du colonialisme.
Comment pouvais-je accepter ses crimes sans réagir. La genèse de l’histoire
quand j’ai été trainé par un cheval est simple : on avait injustement arrêté El
Okbi, comme je suis pour la justice et proche des Oulama tout en étant au PCA, je ne pouvais ne pas réagir. Bengana a pris la décision de fermer mon café et de
m’arrêter, puis de me trainer par la queue d’un cheval ». Il avouait que
c’était dur et extrêmement douloureux, l’enfer, c’est ce qu’il écrit dans ses
mémoires, mais comme ce qu’il faisait était juste, il
ne sentait plus rien.
Chebbah qui ne connut que licenciements et arrestations,
parce qu’il n’acceptait pas le colonialisme et l’injustice, était féru de
théâtre. Il a même transformé son café en un lieu où se donnaient des
représentations avant de créer à Alger en 1937 une association théâtrale (El Kewkeb), il avait écrit dix-huit pièces dont « Tarak Ibn
Ziad » (1930) ; « L’alcoolique ignorant » (1939) ; « Abou Jahl
» ; « La vraie promesse » (Wa ‘d el Haq) ; « Les
ruses des femmes » (1952) ; « Les voleurs voilés » (1953) ; « L’espoir » ; « Le
héros du Sahara », « Les misérables » ; « Hassan le choyé »…Ses représentations
théâtrales souvent clôturées par un débat avec le public se transformaient en
de véritables meetings politiques et des appels contre la colonisation. Comme
les renseignements généraux le suivaient ses activités, il a été convoqué dans
les commissariats et arrêté à plusieurs reprises. Grand conteur, un comédien
hors-pair, il réussissait à entretenir un dialogue direct avec le public, il
usait de multiples improvisations dans ses pièces où parfois jouait un jeune
homme, actif, timide et plutôt bon acteur, Rédha
Houhou. Ses pièces étaient parfois censurées, « Le pharaon arabe chez les Turcs
» qui visait directement Bengana a été interdite à
Biskra.
Ce n’est qu’en 1962 qu’il rentre en Algérie après
avoir milité plusieurs années à l’étranger au service du FLN. Il sera affecté
au ministère de l’agriculture, renvoyé parce qu’il avait dénoncé un
détournement de fonds. Il est incorrigible, un « perturbateur au sein de la
perturbation », pour reprendre cette belle formule de Kateb Yacine. D’ailleurs,
il était l’ami de l’auteur de « La guerre de 2000 ans ». Chebbah
ne peut pas se taire, il connait aussi des licenciements après l’indépendance
et il sera même interdit de circulation à travers la wilaya de Batna. C’est ce
qu’avait trouvé de mieux à faire le wali de l’époque dont personne ne connait
le nom. Il rit de tous ces événements, lui qui s’est battu contre le
colonialisme et ses valets locaux et aussi contre certains qui, l’indépendance
acquise, s’étaient mis, eux aussi, à se sucrer. Chebbah
el Mekki me fait penser à Tahar Ghomri
qui est le personnage central d’un roman de Rachid Boudjedra.
Chebbah rit encore, Kateb continue son chemin, Benaicha parle tout seul, puis subitement, ils rient aux
éclats. En chœur.