CULTURE- MUSIQUE- CHEIKHA RIMITI
(Complément)
Le coeur de Cheikha Rimitti a lâché. La mère
du raï moderne est morte d'une crise cardiaque, lundi 15 mai 2006 à Paris,
alors qu'elle avait donné samedi soir un concert au Zénith en compagnie de ces
jeunes "cheb", aujourd'hui des hommes mûrs,
qui l'avaient tant aimée, tant copiée, Khaled en tête. Cette Algérienne de 83
ans venait d'aborder un nouveau chapitre de sa longue carrière de chanteuse
populaire.
Avec une énergie de jeune fille, celle qui
avait accompagné en chansons plus d'un demi-siècle d'histoire algérienne
multipliait les apparitions publiques, comme au Printemps de Bourges le 1er
mai. Long collier de perles, ors, barrettes et peignes, robe rose brodée de
roses roses, tatouages au henné, Rimitti
parlait un arabe fleuri et chantait d'une voix rauque, ses cheveux noirs tombant
aux reins.
Paysanne d'origine, née le 8 mai 1923 du
côté d’Oran Oran, nourrie au chant rural, elle connaissait aussi sa dette envers
les anciens, les chanteurs ambulants du raï bédouin. Toujours accompagnée par
les ancestraux tambours guellal, circulaires, et
flûtes gasba, en roseau et au son bas, Rimitti savait
mieux que quiconque scander, pétrir des poèmes souvent provocants, cassés de
mots français (J'en ai marre, j'en ai marre, ou encore Radgine fi la plage oui dirou
fi l'amour).
D'elle, on connaît peu, hormis son prénom :
Saïda. Rimitti n'a jamais donné son identité ni
accepté les caméras de télévision et tolérait les photographes depuis peu, par
superstition et pour protéger les siens en Algérie. Elle avait gagné son surnom
lors d'une soirée de cabaret où elle ordonnait au patron : "Remettez,
remettez !" (une tournée) : "rimitti", avec l'accent. Elle fut d'abord une
déclassée dans l'Algérie colonisée des années 1920, analphabète, orpheline
allant de village en village.
"Je mangeais ce que l'on me donnait,
je dormais chez les gens, ou dans les marabouts (les tombeaux des saints),
racontait-elle. J'étais comme possédée. Il y avait les fêtes des saints, les
musiciens dormaient là, je dansais." Dans les années 1940, elle aborde la
chanson à Relizane, Oran et Alger, après avoir servi
le raï traditionnel, musique d'origine bédouine née à la fin du XIXe siècle.
Après l'indépendance, Rimitti
provoqua les institutions en place , tout
particulièrement celles conservatrices, en présidant à des fêtes arrosées à la
bière au nez et à la barbe des censeurs de l'Algérie post-révolutionnaire.
A sa manière, y compris chez les jeunes Franco-Maghrébins, Rimitti
était une héroïne de la liberté, boudée par l'Algérie officielle. Après les
émeutes françaises de novembre 2005, elle avait pris fait et cause pour les
fauteurs de trouble, confiant au Monde : "Je considère les jeunes de
banlieue comme mes enfants. J'ai de la pitié. Ils sont au chômage, or ils sont
français, ce ne sont pas des émigrés, ils ont droit au travail, aux
appartements, à l'éducation et à l'école. J'ai vécu tout cela. Si eux
souffrent, alors moi aussi."
Rimitti est devenue célèbre en 1954 avec la sortie
de Charrag, Gatta,
son deuxième disque, irrévérent et sensuel, pour Pathé-Marconi, attaque contre
le tabou de la virginité ("Il me broie, me bleuit/Il m'attise/Il
m'abreuve"). Adepte du va-et-vient entre les deux rives de la
Méditerranée, elle s'installe en France en 1978 mais passait toujours le
ramadan en Algérie avec les siens, mari de son vivant, neveux, nièces, leurs
enfants, une tribu rapportée.
Cette championne du double langage restera
dans l'ombre communautaire jusqu'au Festival de Bobigny en 1986, qui lance la
mode raï dans l'Hexagone. Elle eut un premier concert en 1994 à l'Institut du
monde arabe. Plaisirs charnels, blessures d'amour, fantasmes féminins, noyades
dans l'alcool, elle n'omet rien, raconte tout en s'appuyant sur sa mémoire -
éléphantesque, selon la légende - de la culture arabo-berbère. Accents roulés,
torrents de pulsion rythmique, de flûte, de youyous, elle compose aussi,
commentant en chansons les facilités du TGV ou les surprises du téléphone.
Car Rimitti
n'était pas femme à s'endormir. Elle avait touché un nouveau public à la fin
des années 1990 en tentant des expériences, comme dans Sidi Mansour (1994)
avec Robert Fripp et le bassiste des Red Hot Chili
Peppers, ou dans le plus électronique N'ta Goudami
(sorti chez BecauseMusic, le label d'Amadou et Mariam
et de Manu Chao). "Après Bobigny, j'ai souffert, j'ai pleuré : ils avaient
profité de moi pour lancer le rock (le pop raï), qui est un raï trafiqué.
Alors, je me suis dit, puisque vous m'avez utilisée, je vais utiliser vos
propres armes, la musique américaine. Et je les ai doublés !", s'amusait Rimitti, dont l'album Nouar
(2000) a obtenu le Grand Prix du disque de l'Académie Charles-Cros. Avec son
avocat, Me Stéphane Maugendre, elle venait de
récupérer la propriété de ses enregistrements contre des producteurs indélicats
et de régulariser sa situation à la Sacem française
et à l'ONDA algérienne.
"Khaled et Safi Boutella
m'avaient chipé La Camel (description des plaisirs de la chair vécus par
les ouvriers du port méthanier d'Arzew dans les années 1960). Zavouania avait piqué Le Marabout, et puis l'ONB,
Cheb Abdou, tous se sont servis. Mais on m'a rendu mon dû. Et Rimitti, c'est comme un palmier qui donne des dattes. Je
suis là, et les jeunes se sont évaporés", constatait-elle en regrettant le
manque de vigueur actuel du pop-raï, avant d'ajouter : "Zidane travaille
avec ses pieds, Rimitti gagne en utilisant sa
voix."